Marche du 23 novembre : le mot "féminicide" doit-il arriver jusqu'aux tribunaux ?

De plus en plus employé dans les médias et dans la sphère publique, le terme de féminicide devrait, pour certains, faire son entrée dans le code pénal.

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En France, cette année, elles sont au moins 137, sacrifiées sur l'autel des violences faites aux femmes. Elles s'appellent Priya, Marinette ou Aurelia. Le décompte, tenu par un groupe féministe bénévole, ne concerne que les femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Restent encore les petites filles dont on ne veut pas, et qui tombent dans l'abîme des 23 millions de femmes manquantes dans le monde. Les femmes tuées par des membres de leur famille, crimes que l'on dit d'honneur et qui n'honorent personne.
 

Alors qu'on employait volontiers le terme de "crime passionnel", le Petit Robert est le premier, en 2015, à faire entrer dans son lexique le terme de féminicide, défini comme tel : "meurtre d'une femme, d'une fille, en raison de son sexe". Un mot qui, ces derniers mois, occupe une place de choix dans le débat public.
 
"C'est un changement sans précédent, c'est un terme qui n'était jamais utilisé, strictement réservé aux personnes féministes qui travaillaient sur la question. On avait une couverture médiatique vraiment très limitée, et ça a vraiment explosé d'un coup, et de façon spectaculaire" se rejouit la journaliste et autrice Clarence Edgard-Rosa.

Pour elle, le choix du gouvernement d'employer ce terme, notamment dans le cadre du Grenelle contre les violences conjugales est un événement fondateur de ce tournant sémantique.
 

Nos mots, notre pensée


La journaliste lui faisait déjà une place en 2016 dans son livre Les gros mots : abécédaire joyeusement moderne du féminisme (Ed. Hugo Doc).

"C'est intéressant de voir qu'il n'avait pas du tout la même portée. J'en parlais d'une perspective vraiment américaine, où il était déjà utilisé en dehors du vocabulaire militant." Clarence Edgard-Rosa s'appuie notamment sur le "premier féminicide de masse", le massacre de Polytechnique à Montréal, en 1989. Marc Lépine, 25 ans, y abat 14 jeunes femmes avant de se suicider, laissant une lettre clamant sa haine des féministes.

Elle y évoque également Eliott Rodger, 22 ans, qui en 2014 tue six personnes à Isla Vista (Californie). "Vous les femmes n'êtes pas attirées par moi, mais je vais toutes vous punir pour cela" disait-il dans une vidéo diffusée avant son passage à l'acte.

Dehors, dans le monde, les hommes tuent des femmes, et pour l'écrivaine il est essentiel d'employer le bon terme. "Les mots qu'on emploie forgent notre imaginaire collectif, nos valeurs, nos mœurs et définissent ce qui est acceptable ou non. A la longue, ils posent la manière dont on pense les choses en tant que société. Par exemple, on a ce truc de dire aux petites filles : "il t'embête parce qu'il est amoureux de toi". Ça normalise l'idée que la violence est un geste d'amour, ça incite les filles à faire preuve d'une empathie totalement excessive vis-à-vis des personnes qui leur font du mal. Tous ces mots, toutes ces phrases, nous conditionnent en tant que société et en tant qu'individus."

La fin des "fous d'amour"


Alors, la Justice doit-elle s'y mettre ? Pour certains, comme l'avocat Pierre Farge, signataire d'une tribune dans Le Monde, c'est oui. "Persister à ne pas nommer et refuser de qualifier le féminicide revient à masquer une violence spécifique" estime le magistrat.

Pour la dame aux yeux bandés, ce ne serait pas le premier ajustement sur le sujet. En effet, jusqu'en 1975 existait en droit français la notion de crime passionnel, qui faisait figure de circonstance atténuante.  "À l'époque, l'homme qui tuait sa femme était un romantique", résume Me Habiba Touré, interrogé par Le Figaro en 2015.

Ce n'est qu'en 1994 que le crime par conjoint ou ex conjoint devient une circonstance aggravante. En 2016 , le "sexisme" dans sa globalité se voit attribuer le même traitement, en rejoignant le code pénal.

Pourtant, le "crime d'amour" que chantait Johnny en 1976 est encore bien ancré dans l'imaginaire collectif, et même dans les tribunaux. "On peut le retrouver de loin, dans les plaidoiries, parce que les avocats reprennent les parcours de vie dans l'explication du passage à l'acte. Avec des éléments comme le fait d'avoir été trompé, d'avoir trouvé l'amant dans le lit, on joue sur les émotions. Aux Assises, c'est un jury populaire. On essaie de toucher la sensibilité des gens. Mais de toute façon, au niveau des réquisitions du parquet, le procureur a l'obligation de prendre en compte ces éléments comme des circonstances aggravantes" estime Hélène Thibaud.

Présidente de l'Association d'Aide aux Victimes du Loiret, elle a aussi travaillé en milieu carcéral, avec le SPIP, et avec une association qui prenait en charge les auteurs de violence.
 

Le fémincide au pénal ? "Un peu risqué"


Pour elle, qui a un regard transversal sur le milieu judiciaire, l'inscription du féminicide au code pénal est une fausse bonne idée.

"Le souci, c'est que le procureur a besoin d'une infraction pour pouvoir poursuivre. Le côté féminicide suppose une intentionnalité, et il faut pouvoir identifier que l'homicide est bien lié au genre de la victime. Est-ce qu'on peut faire ça immédiatement ? Il faut quand même quelques éléments d'enquête pour identifier ça. Bien sûr, il y a des situations où c'est complètement évident, mais pour d'autres, je ne suis pas convaincue. En cela, ça me semble un peu risqué" argumente Hélène Thibaud.

Puisqu'il ne peut pas toujours être qualifié dès le départ, le "féminicide" serait en effet susceptible de faire très régulièrement l'objet d'une requalification, rendant la procédure plus complexe, et plus longue.

Pour la présidente de l'AVL, les qualifications d'homicide avec les circonstances aggravantes citées ci-dessus, voire la qualification de "violences volontaires" suffisent à condamner les auteurs, et à amorcer la prise en charge des victimes ou de leur entourage.

"Quelle est la plus-value, d'un point de vue légal, à avoir ce terme de féminicide ? Aujourd'hui, on voudrait que le droit intervienne dans le débat de société. Mais le principe du droit pénal en France, c'est la neutralité. C'est vraiment une question que je me pose : faut-il tout légiférer ? Quand on reprend toutes ces évolutions, évidemment qu'elles sont positives, mais elles ont eu lieu dans un temps relativement restreint. Le droit évolue plus lentement, et est-il nécessaire qu'il évolue sur tout et pour tout ?" se questionne sincèrement Hélène Thibaud.

Pour elle, si le droit adoptait le terme de féminicide, respecter la neutralité impliquerait de définir son pendant pour les hommes, victimes eux aussi, même si dans une bien moindre mesure, des violences conjugales et de leurs conséquences tragiques. "Même si c'est la majorité, on ne doit pas mettre de côté les violences qui sont faites à une minorité. Mais je pense que la société n'est pas prête à ça."
 
 

Le chemin des mœurs


La journaliste Clarence Edgard-Rosa rejoint certaines des réserves de la présidente de l'AVL, sur les complications que cela pourrait impliquer pour les victimes. Elle aussi estime que le droit français peut se dispenser du féminicide. « Je ne pense pas que de ne pas le qualifier pénalement l'empêche de faire son chemin dans les moeurs » relève-t-elle.

Elle cite la juriste Diane Roman, qui affirmait en septembre sur France Culture : "un procureur n'hésitera pas à parler d'un infanticide ou d'un parricide, alors que ni l'un ni l'autre ne sont dans le code pénal. (...) Que les professionnels de la justice emploient ce terme me paraît tout à fait souhaitable." Convaincue de l'intérêt du débat, Hélène Thibaud tient tout de même à conclure sur une autre réalité. "Se poser toutes ces questions, tout cela est fort bien. Mais soit on est dans la pensée, soit on est dans l'action. Ce dont on manque cruellement, c'est de moyens. Savoir si le terme féminicide existe ou pas, c'est pas ce qui va nous aider à prendre en charge les victimes."
 
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